Chronique

Jutra : sauvons la sculpture !

J’ai voulu en savoir plus sur l’Hommage à Claude Jutra, hier, cette sculpture de Charles Daudelin installée dans un petit parc du Plateau, coin Clark et Prince-Arthur.

J’ai donc tapé « daudelin » sur le site du Bureau d’art public de la Ville de Montréal… Rien.

J’ai tapé « claude jutra », à tout hasard… Rien.

Je me suis alors rendu sur Google, pensant que le moteur de recherche de la Ville faisait défaut comme à son habitude… « Erreur 404 – La page est introuvable »

Ben coudon. En effaçant à grande eau la mémoire de Jutra ces dernières heures, on a éclaboussé celle de Daudelin au passage. Comme si son œuvre d’art n’avait jamais existé. Comme si on était collectivement si honteux qu’il fallait tout faire disparaître, et au diable les victimes collatérales !

Peut-on prendre le temps de bien faire les choses ? Peut-on déboulonner Claude Jutra sans déboulonner tout ce qu’il a touché ?

J’ai posé la question au cabinet Coderre. On s’est fait rassurant. Ce n’est pas parce que l’œuvre a disparu du web, m’a-t-on dit, qu’on la fera disparaître pour de bon. Heureusement.

Seule la décision de retirer la sculpture du parc Claude-Jutra a été prise pour l’instant, ce que je comprends. L’œuvre a déjà été vandalisée, en plus d’être située à un jet de pierre d’un parc pour enfants…

Pour la suite, faudra voir, m’a-t-on dit. La famille Daudelin a été contactée. La réflexion doit être lancée. Rien n’a encore été décidé.

Bien. Car de la même façon qu’il faut distinguer Jutra de son œuvre cinématographique, on aurait intérêt à distinguer Jutra d’une œuvre qui porte son nom. Une œuvre qui rend hommage à un cinéaste, certes, mais pour mieux rendre hommage au cinéma en général, rappelons-le.

La sculpture, financée entre autres par Téléfilm et la SODEC, est un « homme-caméra », une figure anthropomorphique dont l’œil rappelle ces vieux appareils à trois lentilles. Elle a été installée en 1997 en clôture des célébrations du siècle du cinéma.

Une œuvre qui célèbre le septième art, donc, mais au cœur de laquelle sont gravés des mots de Claude Jutra. Des mots, ironiquement, qui nous invitent au souvenir, à la mémoire, à la pérennité. « La vocation du cinéma est d’incarner la vie. Notre postérité exige qu’on le protège. »

Et si on prenait le cinéaste au mot ? Si on faisait de la sculpture une œuvre en hommage au septième art, à sa mémoire, à sa sauvegarde… tout en effaçant les allusions à Jutra ? Si on transformait l’Hommage à Claude Jutra en Hommage au cinéma, en retirant le disque central qui contient les mots du cinéaste ?

J’ai l’air hérétique, comme ça, je sais bien. Mais l’idée m’a été suggérée par un amoureux du patrimoine, Dinu Bumbaru, d’Héritage Montréal. Une idée qui est loin de déplaire… à Éric Daudelin, lui-même artiste, fils de l’artiste et responsable de l’art public pour la succession Daudelin.

« Changer le médaillon, oui, ça peut très bien se faire. Il faudrait que je parle à ma mère, à ma famille. Mais je pense que personne ne serait contre l’idée d’enlever cette feuille de métal. Ce qui est important, vous savez, c’est de conserver l’œuvre. »

— Éric Daudelin, fils de Charles Daudelin

Et il n’y aurait là aucun crime contre l’art ? « Pas du tout. À condition que les ayants droit soient tous d’accord, évidemment. On resterait très proche de l’œuvre si on changeait la pastille pour rendre hommage au cinéma. Et surtout, on ne changerait pas sa géométrie. Ça demeurerait donc la même œuvre. »

Resterait ensuite à trouver un emplacement pour cette sculpture. Un emplacement qui n’est pas un rappel à Claude Jutra, comme l’actuel parc, situé à mi-chemin entre la rue Sainte-Famille, où le cinéaste a grandi, et le carré Saint-Louis, où il a passé la plus grande partie de sa vie.

Dinu Bumbaru suggère le foyer d’une grande institution vouée au cinéma, comme l’ONF, ou encore le jardin intérieur de la Cinémathèque. Une idée qui ne déplaît pas à Éric Daudelin, au contraire même.

Mais pas si vite !

Le problème, c’est qu’on semble vouloir aller trop vite, justement. On semble vouloir tout faire disparaître à la hâte. Qu’on bazarde les statuettes, je veux bien, mais de grâce, prenons le temps de bien réfléchir avant de bazarder la statue.

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